11/09/2016

Daech, révélateur des failles et crispations de la société française


Terrorime n'est pas religion, c'est mon point de vue. Voici un article de Hassina Mechaï


La guerre civile en France, avec son cortège de milices armées et d'affrontements intercommunautaires, ne se résumerait donc plus à une dystopie ou au seul livre d'épouvante social d'Ivan Riouffol, le très conservateur éditorialiste du Figaro ?
La publication anglaise de Daech, Dabiq, ne prédisait pas autre chose en février 2015. Dans cette théorie du chaos version djihadiste, la rhétorique du groupe lie toutes les attaques terroristes survenues en Europe, de la Belgique à la France, dans un large plan destiné à semer la guerre civile en Occident et « en finir avec la zone grise ». Par cette expression, Daech (l'État islamique) désigne l'entre-deux où coexistent musulmans et ceux qualifiés d'« infidèles » en Europe.

Par ses attaques ciblées, Daech entend morceler la « zone grise » et rendre toute coexistence entre musulmans et non musulmans impossible. Cette stratégie reprend l'antienne bushienne du « contre nous ou avec nous » et enjoint ainsi les musulmans à rejoindre les régions que l'organisation dirige.
Une guerre civile en France ?
L'hypothèse d'une guerre civile est, de fait, prise très au sérieux par les politiques et les renseignements français. Devant les députés de la commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme, Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), s'est montré alarmiste. Selon lui, la France vivra « une confrontation entre l'ultra droite et le monde musulman », le patron du renseignement intérieur prenant soin d'ajouter : « pas les islamistes, mais bien le monde musulman ».
Alarmée, Marie Recalde l'est aussi. Députée du Parti socialiste (PS), membre de la commission Défense de l'Assemblée nationale et vice-présidente de la commission d'enquête sur la lutte contre le terrorisme, elle précise pour Middle East Eye : « Les attentats visent à déstabiliser l'unité républicaine, la société française. Ils souhaitent que nous réagissions par la panique. Ils essaient de nous entraîner vers la guerre civile entre les communautés. Il y a un vrai risque. Les hommes politiques sont très inquiets. Cela fait longtemps que les forces de sécurité se préparent à des guérillas urbaines ».
Dès après l'attentat dans l'église de Saint-Étienne-du-Rouvray, la formidable caisse de résonance que sont les réseaux sociaux a brui d'un #DéfendsTonEglise, rapidement en tête des hashtags du jour. Cela n'étonne en rien Odon Vallet, spécialiste des religions : « Ces appels pour former des milices et des polices privées sont extrêmement dangereux car il y a un vrai risque de choc des religions comme des civilisations », indique-t-il à MEE.
Pour l'historien, plus largement, « Certains catholiques sont tentés par une radicalisation anti-radicalisation, en réponse à la radicalisation islamique. Pour le moment, elle prendrait la forme d'un bulletin de vote pour les candidats d'extrême-droite. Mais si les attentats continuent, je suis pessimiste. Je n'aurais jamais employé le terme de ''guerre des religions'' il y a six mois, même après [les attentats commis par Daech à Paris] le 13 novembre. Mais après l'attentat de Nice [du 14 juillet dernier], et celui contre l'église, on peut en parler. Il pourrait y avoir encore plus de xénophobie, donc d'islamophobie », précise-t-il à MEE.
Une crainte que partage l'islamologue Rachid Benzine. Selon lui, les Français musulmans sont ciblés « à trois niveaux » : « D'abord, dans l'utilisation par Daech de leur religion qui en est défigurée. Ils peuvent être touchés aussi par les réactions violentes antimusulmanes. Enfin, ils sont touchés dans leur chair aussi, un tiers des victimes de Nice étaient musulmanes », rappelle-t-il à MEE.
Cependant, le politologue récuse toute idée de « guerre de religions », rappelant la prise de position modérée de l'Église de France après le meurtre du prêtre, tout comme le dialogue inter-religieux « très important dans le pays ». « Dans les mosquées, on a prié pour que ce prêtre repose en paix », indique-t-il avec force.
Pourquoi la France ?
Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher en janvier 2015, François Hollande avait souligné que la France était attaquée en raison de « son mode de vie » et parce que c'« est un pays de liberté ».
Pourtant, cette déclaration n'avait pas empêché que soit posée la question fondamentale : la France a-t-elle été attaquée pour ce qu'elle est ou pour ce qu'elle fait ? L'implication militaire du pays et ses bombardements en Syrie et en Irak étaient ainsi mis en avant.
Mais l'attaque de Nice, un jour de fête nationale, et celle d'une église au cœur de la France rurale et catholique soulèvent une autre question : la France est-elle désormais attaquée pour ce qu'elle représente ? Le pays compte les plus importantes communautés musulmanes et juives d'Europe. Plus encore, il lie un héritage encore prégnant de « fille aînée de l'Église » à un présent où la laïcité est associée de façon étroite à la République, tout ceci sur fond de passé colonial dans le monde arabe et musulman.
Pour Odon Vallet, « jusque-là les terroristes s'en étaient pris à la France dite laïque, celle qui refuse par exemple le port du voile. Mais la symbolique de l'attaque de l'église est essentiellement anti-chrétienne. D'une certaine façon, François Hollande a marqué ce rapprochement en disant que l'assassinat de ce prêtre était ''une profanation de la République'', mêlant ainsi vocabulaire religieux et profane ».
D'autres caractéristiques de la société française peuvent expliquer cette pression horrifique continue de Daech. Le sociologue Farhad Khosrokhavar, qui a étudié de près le phénomène de la radicalisation, note ainsi pour MEE « l'électrisation patente de la société française ».
« En France, la question des banlieues, de la décolonisation violente, de la laïcité, du républicanisme est prégnante. L'impression de s'être fait dérober sa dignité ou d'être humilié est plus forte chez certains descendants de migrants. On note une prédisposition de certains individus à s'identifier aux auteurs des attentats. Ils y trouvent une occasion de mimétisme », explique-t-il.
« De plus, la société française est très angoissée par ces attentats et plus on en parlera, plus on diabolisera la figure des auteurs, et plus cela attirera ce genre de personnes. Car elles trouvent dans ces exemples la figure de ce que j'appelle ''le héros négatif'', et deviennent quelqu'un alors qu'elles se sentaient comme rien. »
Le politologue François Burgat interroge quant à lui « la vision française de la laïcité ». « La France a une spécificité dans sa relation à l'autre relativement différente de celle des Anglo-Saxons. L'altérité ethnique ou confessionnelle à la française est plus clivante », indique-t-il à MEE, tout en précisant que le pays fait preuve « d'une conception très ethnocentrique de la laïcité ».
Mais plus largement, le chercheur pointe ce qu'il appelle une « globalisation du ressentiment ». Les déçus ou exclus de la société française ont intériorisé, selon lui, l'imaginaire des déçus ou exclus du théâtre oriental : « Quand bien même ils n'ont pas été formellement recrutés par cette organisation [l'État islamique], ils s'en approprient les motivations », analyse-t-il pour MEE.
Du côté des politiques, la députée PS Marie Recalde regrette également que les autorités n'aient « pas pris garde à un contexte social difficile ; certains jeunes, visés par la propagande djihadiste, n'ont jamais vu leurs parents travailler ».
Cependant, l'élue note que si « l'apartheid social » dénoncé par le Premier ministre Manuel Valls suite aux attentats de janvier 2015 constitue effectivement « un terreau pour Daech », cela n'explique pas tout : « Ceux partis en Syrie sont aussi de familles intégrées. Daech tente d'instiller le poison dans toute la société. Sa propagande est très bien adaptée et très protéiforme. Mais ces attentats révèlent des choses à régler, notamment sur la question de l'intégration. La communauté musulmane se sent déjà stigmatisée. Il faut faire attention aux messages qui confondent nationalité et religion », souligne-t-elle pour Middle East Eye.
Daech, formidable catalyseur de l'irrésolu de la société française
Au-delà de la simple communauté musulmane et de l'éternel questionnement de la place des musulmans dans la République, d'autres crispations non résolues de la société française sont-elles comme réveillées par cette série d'attentats ? Car, comme le note pour MEE Farhad Khosrokhavar, si « Daech fait désormais feu de tout bois », le tissu sociétal français lui offrira-t-il une matière éminemment inflammable ?
Par exemple, la question corse est très rapidement venue se greffer sur la question terroriste au travers d'un communiqué du Front de libération nationale corse (FLNC), mouvement nationaliste considéré comme terroriste par les autorités françaises. Le FLNC a ainsi averti les « islamistes radicaux de Corse » que toute attaque sur l'île déclencherait « une réponse déterminée, sans aucun état d'âme ». Plus encore, les nationalistes ont mis en garde l'État, qui aurait, « si un drame devait se produire chez [eux…], une part importante de responsabilité ».
Autre possible tension non résolue de la société française, celle que connaît l'Église catholique avec l'État français. Durant l'homélie rendue en hommage au prêtre Jacques Hamel assassiné dans l'église de Saint-Étienne-du-Rouvray, le cardinal et archevêque de Paris André Vingt-Trois a suscité interrogation et polémique. Celui qui est aussi président de la Conférence des évêques de France a en effet dénoncé le « silence des élites devant les déviances des mœurs et la légalisation des déviances », allusion à peine voilée à la loi dite du « mariage pour tous » qui légalisait en 2013 les unions homosexuelles.
Ces attentats ont aussi souligné que si la religion musulmane a souvent été accusée de ne pas savoir ou vouloir s'adapter au principe de laïcité à la française, une partie de l'Église catholique semble ne pas s'en être accommodée aussi bien que cela elle non plus. Ainsi, commentant l'assassinat du prêtre, l'archevêque de Rouen, Mgr Dominique Lebrun, a estimé qu'« à mettre [les religions] à l'écart, on n'aide pas. Je crois que nous sommes au bout du modèle de la laïcité qui était exaspéré ces dernières années ».
Enfin, comme après tout attentat, se sont affrontés les tenants du tout sécuritaire et ceux avertissant contre l'adoption de mesures liberticides, sur fond d'enjeux électoraux cruciaux à venir. L'ancien président Nicolas Sarkozy a estimé que le respect de ce qu'il a qualifié « d'arguties juridiques » était susceptible de ralentir la lutte contre le terrorisme, notamment en interdisant le placement d'individus fichés S (suspectés d'« atteinte à la sûreté de l'État ») au sein de centre de rétention.
Une sorte de « Guantanamo à la française » qui n'a pas semblé du goût de son rival direct à l'investiture du parti Les Républicains pour la présidentielle de 2017, Alain Juppé, ce dernier déclarant refuser « de choisir entre l'État de droit et la protection des Français ».
Mais pour la députée Marie Recalde, comme pour beaucoup de spécialistes, ce qui importe désormais est « le renforcement des moyens de renseignement. Nous avons déjà le système le plus sécuritaire que la France ait connu depuis longtemps. La stratégie nouvelle de Daech est de faire le djihad là où sont les combattants, avec les moyens du bord. Nous n'étions pas prêts à cette espèce d'''ubérisation'' du terrorisme, même si cela fait un moment que les services de sécurité alertaient. Si notre pays est prêt au contre-espionnage, il ne l'est pas à cette forme de contre-terrorisme », indique-t-elle à MEE.
Comment penser Daech, religion ou politique ?
Comment répondre alors aux défis que posent Daech et ses attentats sur le sol français ? Très vite, le logiciel explicatif qui ramène tout au seul religieux a dominé le discours politique. Manuel Valls a ainsi lancé l'idée de bâtir en « urgence » « un véritable pacte » avec l'islam, en revoyant notamment les règles autour de ses financements étrangers. S'il a estimé que la deuxième religion de France a « trouvé sa place dans la République », il a toutefois appelé les musulmans à « un devoir de lucidité face à la montée de l'islamisme et du djihadisme mondialisé avec sa vision apocalyptique ».
L'islamologue Rachid Benzine ne semble pas loin de partager l'analyse de Manuel Valls. Selon lui, les Français musulmans ne doivent pas « se laisser enfermer dans un double discours : dire que c'est la faute de l'islam et dire que ce n'est pas de sa faute. La bataille va être dans la dénonciation de l'utilisation perverse de leur religion. La critique interne est plus que salutaire », analyse-t-il pour MEE.
Mais envisager Daech sous le seul angle religieux et sécuritaire, n'est-ce pas aussi faire le jeu de sa rhétorique ? Indiscutablement pour Farhad Khosrokhavar, qui soutient qu'« en attribuant l'attentat de Nice à Daech, les autorités ont donné cette impression de sa toute-puissance. Alors que cet acte a été celui d'un individu qui voulait se suicider et tuer le maximum de monde avec lui, dans un mimétisme narcissique ».
Le politologue François Burgat appelle quant à lui à ramener la question de Daech sur le seul terrain politique. « Il faut arrêter de chercher dans la ''réforme de l'islam'' la clef de la ''déradicalisation'' », déclare-t-il à MEE. Alors que cette analyse considère que « la radicalisation de type religieux cause la radicalisation politique », il s'agit plutôt, selon lui, du phénomène inverse, une radicalisation politique précédant celle d'ordre religieux.
« La surenchère sécuritaire et sectaire d'une très large partie de la classe politique est une victoire pour la stratégie de division de Daech », ajoute-t-il. Plus encore, il s'agit là « d'une fausse piste analytique qui exonère les responsabilités des non musulmans ».

Source: middleeasteye.net Hassina Mechaï



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