08/06/2017

La « société civile », bel outil de marketing politique


alternatives-economiques.fr Propos recueillis par Alexiane Lerouge
 
La liste des investis pour La République en Marche, donnée grande gagnante des scrutins des 11 et 18 juin pour les législatives, est marquée par la surreprésentation des cadres dans ses rangs. De son nom officiel « Association pour le renouvellement de la vie politique », le parti fondé par Emmanuel Macron prétend, avec ces candidats, ramener la « société civile » sur le devant de la scène politique. Entretien avec le sociologue Etienne Ollion, qui y voit surtout un coup de marketing.
Les candidats de La République En Marche ont été sélectionnés sur CV. N’est-ce pas étonnant pour une investiture aux législatives ?
C’est un mode de sélection qui est, sinon inédit, en tout cas rare. Vis-à-vis de la manière dont les partis fonctionnent habituellement, deux choses diffèrent. La première c’est qu’en général, les investitures se font d’abord à un niveau local, même s’il y a bien sûr un bureau national avec un comité d’investiture, en charge de tout chapeauter, qui arbitre les conflits. Ce n’est pas du tout le cas avec la République en Marche. Un bureau de quelques personnes a, visiblement, décidé du déroulement des événements.
Les choses se sont précipitées pour les besoins des législatives, on s’éloigne des investitures classiques
La deuxième différence, que revendique En Marche, est de ne pas choisir les gens en fonction de leur militance, de leur engagement dans le parti. Il n’y avait pas besoin d’être encarté pour être candidat. C’est la vertu des partis qui viennent de se créer : comme les gens ne sont pas là depuis très longtemps, les équilibres sont un peu modifiés. Nous avons montré dans Métier : député1 qu’une file d’attente s’était créée pour les investitures autour des législatives.
En Marche aurait reçu 17 000 candidatures. C’est un chiffre à prendre avec beaucoup de précautions. Il est tentant de se faire plus gros qu’on ne l’est. Quoi qu’il en soit, EM a reçu beaucoup de candidatures et a sélectionné quelques postulants. Mais cela ne s’est pas déroulé selon le mécanisme classique, dans lequel un notable ou un élu local va vous prendre sous son aile et vous faire entrer progressivement dans le système. Les choses se sont précipitées pour les besoins des législatives et, assez clairement, on s’éloigne des investitures classiques de partis.
Il y a une escroquerie intellectuelle dans le fait de compter comme société civile des auxiliaires politiques
En matière de représentativité, que vous inspire la liste des investis de La République En Marche ?
Je pourrais vous en dire ce que tout le monde constate, c’est-à-dire qu’on y trouve surtout des cadres. Par ailleurs, je pense qu’il y a une espèce d’escroquerie intellectuelle dans le fait de compter dans la société civile des gens qui sont des auxiliaires politiques, alors que justement, être auxiliaire politique, c’est la voie principale pour entrer en politique à l’heure actuelle.
Justement, en quoi les parcours des candidats choisis par la République en Marche changent-ils par rapport aux parcours classiques des députés ?
Il y a deux parcours modaux pour les députés. La première voie, la plus fréquente, est l’enchaînement de mandats locaux. On fait un mandat local, puis un autre, on cumule des mandats, ensuite on candidate et souvent, au bout, on est investi, puis on est élu. On passe donc beaucoup de temps en politique avant de siéger à l’Assemblée nationale. C’est le mode le plus typique, en tout cas si on étudie le profil des élus de 2007 et de 2012.
L’autre possibilité est celle des élus qui ont d’abord eu une position d’auxiliaires politiques : permanents de partis, membres de cabinets, collaborateurs d’élus... Et qui vont souvent reprendre un mandat local, parfois parallèlement, parfois juste après. Et ensuite ils deviennent députés. Ceux-là en général vont beaucoup plus vite par rapport au premier parcours type. Le passage par ces positions fonctionne comme un véritable accélérateur de carrière : on ne fait pas dix ans en mandat local. On fait un ou deux ans, et ensuite on est investi par le parti.
En ce qui concerne les candidats En Marche, parlons uniquement de ceux qui ne sont pas étiquetés «élus». On enlève les 48 % qui sont déjà des élus, et on retire aussi les quelques dizaines de pourcents au moins qui sont des faux « société civile ». Ce qu’En Marche appelle société civile, ce sont en fait des personnes qui n’ont pas de mandat. Mais avoir des mandats n’est pas la seule manière d’être en politique. On peut être salarié en politique, et c’est même une modalité assez classique.
Ces candidats pourraient bien être des militants, sans avoir eu la possibilité d’être élu local
Et donc si on enlève ces soixante et quelques pourcents, les investis d’en Marche qui restent sont différents parce qu’ils n’ont pas passé beaucoup de temps en politique. A priori. Maintenant si on allait creuser, on verrait qu’ils ne sont peut-être pas si loin que ça de la politique, qu’ils ont peut-être eu des fonctions çà et là. Deuxième question à se poser : est-ce que ces candidats étaient des militants ou pas ? Ils pourraient bien être des militants du Parti socialiste, des Républicains, du Modem, sans avoir eu la possibilité d’être élu local.
L’emploi du mot « société civile» par les équipes de En Marche change de signification. Quels sens donner, au fond, à ce terme ? On peut penser aux représentants d’associations, par exemple.
On peut donner effectivement plusieurs sens à « société civile ». Historiquement, Gramsci l’utilise pour parler des corps constitués qui ne sont ni l’Etat ni la religion. Le monde des ONG y a aussi recours pour parler de la société civile par rapport à l’Etat.
Le terme société civile est-il le plus précis pour des gens sans mandat ? Probablement pas
Le fait de désigner des personnes qui n’ont pas de mandat est donc un nouveau sens. En l’occurrence, c’est aussi un terme qui est utilisé de manière assez politique, à des fins de marketing politique, pour marquer la différence avec les autres élus. Le terme de société civile est-il le plus précis pour désigner des personnes sans mandat ? Probablement pas.
Ce retour de la société civile dans le discours politique n’est-il pas déjà répandu, par exemple chez Podemos ou Ciudadanos en Espagne ?
Il faut bien distinguer la France de l’étranger. Dans l’Hexagone, faire intervenir des gens externes est souvent mis en avant. Cela s’est plus souvent produit du côté des ministres que des députés, ces dernières années. A droite comme à gauche, des personnalités peuvent être issues d’autres univers que politique : des chercheurs au ministère de la Recherche, des sportifs au ministère des Sports...
Il y a des partis peu populaires électoralement qui ont des candidats avec ce profil de non-élu local
Mais ce phénomène se produit aux législatives et dans une mesure plus importante. Plus conséquente en tout cas pour un parti qui prétend gouverner. On a souvent pu observer que des partis ont peu d’élus, tout simplement parce qu’ils sont assez peu populaires électoralement. Ils présentent des candidats qui pourraient correspondre à ce profil de non-élu local.
En Espagne en effet, on a vu arriver sur la scène électorale Podemos, Ciudadanos... Ces partis ont eux aussi réussi à faire élire des candidats qui n’avaient pas d’expérience politique au sens officiel et salarié, au Parlement. Mais si on regardait un peu plus dans le détail, on trouverait en France comme à l’étranger un passé de mobilisation chez ces personnes. Elles peuvent venir du syndicalisme, d’organisations parapolitiques... Je pense par exemple en France à des mouvements comme les MJS, l’UNI, qui ont été historiquement de très gros pourvoyeurs de personnel politique.
Des députés moins expérimentés en politique font-ils courir le risque de laisser les commandes à l’exécutif, comme on a pu le voir en 1958 ?
Clairement, les députés ne sont pas seuls
Effectivement, il faut en dire deux choses. Rappelons d’abord très clairement, pour la défense du noviciat, que les députés ne sont pas seuls. Quand ils arrivent à l’assemblée, ils sont bardés de collaborateurs, ils ont aussi à leur service des administrateurs, qui à leur demande écrivent des rapports, vérifient les amendements, les aident dans leur travail. On peut faire le parallèle avec les membres d’un jury d’assises. Des profanes, qui, sous la conduite d’un magistrat professionnel, vont prendre une décision. En entrant souvent dans des discussions assez techniques. De ce point de vue-là on peut tout à fait imaginer que des députés se débrouillent très bien face à leurs nouvelles tâches.
Maintenant en effet, il ne faut pas oublier que cet apprentissage des ficelles du parlement, que le fait de développer une expertise, prend un petit peu de temps, même avec de l’aide. S’il y a un élément positif dans la professionnalisation de la vie politique c’est justement cet acquis de l’expérience.
Le président pourrait avoir en face de lui une assemblée encore moins capable d’exercer un contre-pouvoir
Mais pour la première fois, nous pourrions voir une assemblée de députés plus novices face à un président qui maîtrise les rouages de l’Etat. Or dans le système de l’équilibre des pouvoirs français, déjà assez peu favorable aux députés par rapport à l’exécutif, cette nouvelle configuration pourrait donner lieu à un exercice extrêmement présidentialiste du pouvoir. L’opposition ou l’assemblée serait encore moins capable d’exercer un contre-pouvoir.
Il faut donc être nuancé sur cette question-là. Les députés peuvent faire leur travail en grande partie sans être experts. Toutefois, dans la situation générale de la Ve République, où les députés ont finalement assez peu de pouvoir, ce choix d’investir des novices pourrait soit se résumer à un simple effet d’affichage, soit se révéler contre-productif, un exécutif très fort faisant face à des gens avec moins d’expérience.
L’exemple de 1958 est en effet souvent cité. A cette époque, on compte énormément de sortants, ou de députés qui ne sont pas élus. Cela tient à beaucoup de facteurs : au retour de De Gaulle, au changement de mode de scrutin. Car on passe d’un scrutin de liste à un scrutin d’arrondissement, qui ressemble un peu plus au scrutin que nous avons aujourd’hui.
1958 : un gouvernement fort, une constitution qui lui donne tous les moyens d’agir, et des députés pour beaucoup novices
Des sortants se retrouvent en concurrence alors qu’ils auraient sûrement été réélus autrement. Et donc on va voir émerger une assemblée de « primo », avec un parti nouveau qui vient d’être recréé, l’UNR, le parti de De Gaulle. Lui-même n’est certainement pas un novice de la politique, puisqu’il a été président du conseil de la IVe République au sortir de la guerre. Mais ce n’était assurément pas quelqu’un qui était présent. Pendant toutes ces années en fait, l’Assemblée va apprendre à fonctionner sous un nouveau régime, celui de la Ve République. Progressivement va se solidifier un parti gaulliste qui n’existait pas auparavant, jusqu’à regagner les élections de 1962, et donc s’installer pour de bon.
Nous nous trouvons dans une situation un peu similaire, avec un gouvernement s’appuyant sur toute la force qu’avait de Gaulle en tant qu’homme providentiel installé, bénéficiant d’une constitution qui lui donne tous les moyens pour agir - les mêmes que maintenant en gros - et ayant en plus en face de lui des députés qui sont pour beaucoup novices, quand d’autres se demandent comment le champ politique va évoluer. Il est clair qu’en 1958, l’exécutif avait un pouvoir certain.
Qu’est-ce que la professionnalisation change à la pratique quotidienne de la politique pour les députés ?
Nous avancions dans Métier : député l’idée que la professionnalisation change le capital politique. Les députés vont de plus en plus tenter de se faire un nom.
Les députés vont de plus en plus tenter de se faire un nom. On a une sorte d’individuation du capital politique
Puisqu’ils construisent des carrières sur le long cours, ils ont tendance à vouloir exister en leur nom propre et non plus à être dépendants du parti ou des aléas électoraux. Cela modifie un peu les pratiques d’assemblée, les députés étant plus nombreux à se distinguer à l’Assemblée. Cela se traduit dans la très forte augmentation du nombre d’amendements déposés, l’inflation du nombre de questions posées. Amendements et questions qui sont ensuite utilisés par le parlementaire pour tenter de se faire connaître auprès de leurs électeurs. Cela revient à dire : regardez, votre député a posé une question sur le statut de telle ou telle usine, sur le relâchement des boues rouges en Méditerranée...
Donc on tend, c’est l’hypothèse que nous formulons, vers une sorte d’individuation du capital politique, qui se voit surtout à gauche, parce que le capital partisan, collectif, était plus fort à gauche avant. Et puis on constate une sorte de déplacement de la politique. Au sens où elle est d’abord et toujours une activité de classe supérieure ; mais que de plus en plus, les élites s’en écartent. Il suffit d’observer le taux de professions supérieures de santé, de cadres supérieurs, qui baisse. Il a diminué de moitié depuis les années 1970.
Il y a une forte augmentation des énarques autour des fonctions électives mais pas dans les fonctions électives
C’est particulièrement notable pour les énarques. Contre toute attente, il n’y en a jamais eu beaucoup à l’Assemblée, en dessous des 8 % sur toute la Ve République. Mais depuis les années 1970, cette part est passée de 8 % à 5 %, alors même que le nombre d’énarques qui travaillent autour des députés, par exemple dans les cabinets, a très fortement augmenté. On est passé de 25 % des énarques dans les années 1970 qui dans leur carrière faisaient un passage par le cabinet, à 40 % aujourd’hui. Donc on a une très forte hausse des énarques de la haute fonction publique autour des fonctions électives mais pas dans les fonctions électives.
En réalité, quand vous appartenez aux classes supérieures, devenir député est de plus en plus difficile et coûteux. Soit il faut s’être engagé très tôt, et donc ne pas poursuivre de grandes études, soit, quand on a choisi d’en faire, on est contraint de revenir un peu tard, vers 30 ans ou 35 ans, dans le militantisme, or toute une file d’attente s’est constituée. Avec énormément de personnes qui ne veulent pas laisser leur place.
L’exemple de Macron vient montrer que les classes supérieures ne s’engagent plus, sauf à se créer les conditions d’une carrière accélérée
C’est là que le cas Macron est intéressant. Dans le livre d’entretien que font Gérard Davet et Fabrice Lhomme avec François Hollande, ce dernier raconte la première rencontre avec Emmanuel Macron : « C’était en 2008. Je lui avais parlé de la possibilité d’une investiture » Je crois qu’il lui avait proposé dans le Nord. Et en 2010/2011, quand les socialistes ont essayé de négocier une investiture pour Emmanuel Macron, les barons de la fédération du Nord ont dit : on ne veut pas de lui. Mais en particulier parce qu’ils refusaient le parachutage, qu’il vienne prendre un siège, soit pour eux soit pour un de leurs protégés. A partir de là, Emmanuel Macron a décidé de faire de la politique autrement. Il a été invité par François Hollande à venir d’abord au secrétariat général de l’Elysée, puis il est reparti avant de devenir ministre et de concourir à la présidentielle.
D’une certaine manière, on pourrait penser qu’Emmanuel Macron est le contre-exemple parfait de ce que je viens de dire, à savoir que les classes très supérieures ne s’engagent plus en politique. Je pense au contraire que cet exemple atypique vient montrer, quand on creuse un peu, que les classes supérieures ne s’engagent plus, sauf évidemment à se créer les conditions d’une carrière accélérée. Ce qui est de plus en plus difficile pour les classes supérieures qui, pouvant obtenir des salaires intéressants hors du champ politique, ne cherchent plus tant à être député. C’est une situation chronophage, bien payée mais en deçà de ce qu’ils pourraient gagner dans le privé, et un peu précaire.
2 000 collaborateurs parlementaires constituent une espèce d’armée de réserve politique
Pourquoi le champ politique se renferme tant sur lui-même en France ?
Des tas de postes se sont ouverts avec la décentralisation, d’attachés autour des élus, de collaborateurs parlementaires dont on a beaucoup parlé avec l’affaire Fillon. Ce sont des postes créés en 1975-1976, à l’Assemblée et au Sénat, et dont le nombre va augmenter jusqu’aux années 1990 et 2000, pour ensuite se stabiliser à peu près.
On compte maintenant 2000 collaborateurs parlementaires qui constituent une espèce d’armée de réserve politique. Ces personnes attendent la prochaine investiture. C’est une des raisons pour lesquelles le champ politique s’est renfermé sur lui-même. Il y a de plus en plus de candidats pour les postes.
Peut-on dire qu’il existe une classe politique stable dans les assemblées, en France et en Europe ?
Je suis un peu méfiant avec le terme de classe politique. Mais si on considère que des élus sont là depuis très longtemps, on peut facilement conclure qu’il était très difficile jusqu’à maintenant d’accéder au pouvoir sans être passé par le filtre des mandats locaux et des partis, c’est évident. Ce phénomène est assez vrai pour beaucoup de pays. Au Royaume-Uni par exemple, où les politiques ont moins d’expérience législative mais plus d’expérience au sein des partis. Cela se vérifie en Allemagne aussi. On a connu cette situation en Espagne jusqu’à ce que Podemos, Ciudadanos, à la faveur d’une crise économique et politique, accèdent au pouvoir.
En Suède à chaque élection, on compte entre 30 et 40 % de nouveaux élus
Dans d’autres pays, cette situation est moins prégnante. En Suède, le mythe veut que tout le monde puisse accéder aux fonctions de députés. La réalité est que c’est un peu plus vrai qu’ailleurs. J’étais en entretien avec une députée suédoise des Verts, elle me disait : « Voilà, j’ai 33 ans, j’en suis à mon deuxième mandat, ça fait six ans que je suis en mandat, j’arrête parce que je suis trop vieille. Je suis vieille dans mon parti, je suis vieille comme députée et il faut que je fasse autre chose de ma vie. »
Les Verts sont certes très sensibles à cette question de la rotation, mais la Suède connaît à chaque élection entre 30 et 40 % de nouveaux élus et de gens qui ont pu graviter dans l’orbite des partis. Le temps d’attente est beaucoup plus court. Ces arguments sont tout le temps mis en avant. Je pense qu’il faut néanmoins un peu casser le mythe, car on constate, dans le détail, qu’un tiers des élus sont là depuis plus longtemps : une décennie, quinze ans, vingt ans. Le système compte un petit groupe d’élus qui est ancré depuis un certain temps, et une rotation qui est beaucoup plus forte pour les deux tiers restants. Il est clair qu’en ce qui concerne la France, le niveau de temps d’ancienneté est, à ce jour, assez fort.

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